Petites histoires
Retenir son souffle – Moment inédit

Le chef d’orchestre a posé sa baguette. La pulsation de l’opérette est désormais imperceptible, chacun retient son souffle, le silence a étendu son linge dans les rues, sur les places, il y a désormais davantage de bruit dans les forêts que sur les marchés. Nous courions tous à perdre haleine et nous voilà soufflés par l’impact.

Nous allions en tous sens, explorant toutes les directions, franchissant les murs de la distance, du relief, du son, de la lumière, de la matière avec l’aisance d’un cheval élastique qui avale les obstacles devant un public au souffle coupé.

Désormais les gradins sont vides et nous sommes à la maison, occupés à écouter la respiration de ceux que nous aimons. La récréation a sonné. Les écoliers sont sonnés, les parents en perdent leur alphabet. Respirer l’air libre n’est plus une évidence, respirer simplement devient pour certains un tourment et un défi, celui de la vie dans des corps affaiblis. Parfois, ce sont les machines qui insufflent l’air précieux, le trésor impalpable au long des jours, au long des nuits, au long des fils que des femmes et des hommes masqués branchent et débranchent avec prudence, avec pudeur, dans la douleur.

La vie n’a pas peur des paradoxes, elle les sublime. Nous voilà dotés d’un temps que nous n’osions plus espérer. Un temps et un espace libres sur lesquels nous pouvons écrire autant que nous voulons, chanter autant que nous pouvons, danser tant que nos voisins le supporteront.

Nous avons du temps, plein de temps plein les poches, du temps dans les placards et du temps sur les tabliers, du temps sur les feuilles blanches et dans les encriers, du temps plein les pinceaux et des nouveaux rêves à graver.

Nous sommes à l’arrêt, le souffle coupé, mais le cœur battant, nous pouvons maintenant écrire des choses sublimes avec des mots médiocres, écrire des choses médiocres avec des mots sublimes, prendre soin des personnes qui nous sont confiées, retourner la terre de notre âme, visiter nos paysages intérieurs, nous pouvons reprendre toutes les conversations que nous n’avons pas osées, faire les détours que l’on s’interdisait, nous pouvons recommencer à aimer tout ce qui vit en nous, en dehors de nous, à côté de nous, si près de nous, là.

Car le temps qui ne s’est pas arrêté nous est donné pour un temps en abondance, tant que nous vivons. Notre souffle coupé nous laisse enfin entendre tout ce qui respire en nous.

Le cœur de l’homme est pétri de paradoxes. Dans cette solitude imposée, au fond de cette retraite généralisée, nous appelons déjà le temps des retrouvailles, car nous sommes tous venus d’un corps et nous voulons nous voir, nous toucher, nous entendre sans haut-parleurs, sans micro, nous voulons nous sentir et nous écouter respirer. Nous nous manquons les uns aux autres, car nous sommes de cette humanité qui n’attend que d’aimer et d’être aimée.

Le sillon du vide se dessine dans nos vies, c’est là que nous pouvons glisser sans timidité la graine de notre lendemain, qu’un souffle léger viendra sûrement faire danser.

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